LA BULGARIE EST EN TRAIN DE DEVENIR UN PAYS DU TIERS-MONDE
Le passage du socialisme d’Etat au néolibéralisme; la Bulgarie est en train de devenir un pays du tiers-monde. Par Peter Bachmaier, Novporess.info.
Pour des raisons géopolitiques, la Bulgarie a été intégrée à l’OTAN en 2004 et à l’UE en 2007. Elle fait maintenant partie, avec la République tchèque, la Slovaquie, la ¬Pologne, la Hongrie et la Roumanie, de la « nouvelle Europe » qui est également considérée comme un « cordon sanitaire » contre la Russie. Mais cela n’a pas résolu les problèmes du pays et les élections européennes du 20 mai, qui ont enregistré une participation de 28 % et la victoire électorale du parti d’opposition GERB, ont été une dure leçon pour le gouvernement. L’article ci-dessous est consacré aux tenants et aboutissants des événements depuis 1989 et de la situation catastrophique actuelle.
Depuis le 1er janvier 2007, la Bulgarie est, avec la Roumanie, le dernier pays entré dans l’UE et le gouvernement bulgare a organisé une grande cérémonie au cours de laquelle il ne s’est pas seulement félicité de son succès mais a qualifié l’adhésion d’événement historique important parce que le pays a enfin trouvé sa place en Europe. L’UE a également organisé une cérémonie à Bruxelles à laquelle les Premiers ministres de Bulgarie et de Roumanie ont été invités. Cependant ceux qui connaissent bien l’histoire se souviennent que l’adhésion du pays aux forces de l’Axe en 1941 et au bloc de l’Est après la Seconde Guerre mondiale avaient également été fêtées et considérées, avec des arguments similaires, comme des nécessités historiques. Le vrai visage de la « transition », comme on l’appelle en Bulgarie, est complètement occulté par les médias bulgares et internationaux. […] Nous allons nous intéresser aux conséquences de cette politique pour la Bulgarie et cela n’est possible que si l’on tient compte de l’histoire, avant tout de l’ère communiste et de la période de transformation à partir de 1989. L’évolution politique de 1989 à aujourd’hui ne doit pas être envisagée seulement en tant qu’évolution intérieure de la Bulgarie mais dans le contexte de la politique internationale.
L’héritage ambivalent de la république populaire
Depuis la révolution de 1989, tous les gouvernements ont expliqué les difficultés du pays dans les domaines politique, économique et culturel par le lourd héritage du communisme. Il s’agit là d’un prétexte destiné à détourner l’attention des erreurs des gouvernements mais on ne peut pas comprendre le processus de transformation si l’on ne connaît pas le système précédent, qui devait être surmonté.
Le Parti communiste bulgare (PCB) a régné sur le pays depuis le 9 septembre 1944 lorsque la Wehrmacht a quitté la Bulgarie et que l’Armée rouge a passé le Danube. A l’époque, le Front patriotique prit le pouvoir et forma un gouvernement de coalition qui dura environ trois ans. Dès le début, les communistes y représentaient la force dominante parce que le pays, lors des conférences de Moscou (octobre 1944) et de Yalta (février 1945), avait été affecté à la zone d’influence russe. A la fin de 1947, à la suite du début de la guerre froide et du partage du monde en deux camps, le PCB établit la dictature à laquelle se soumit également le Parti paysan qui continua d’exister officiellement.
Le PCB introduisit le modèle communiste soviétique, appelé plus tard également « socialisme réel » ou « socialisme d’Etat », qui consistait dans le monopole du pouvoir détenu par le PCB, la suppression de la séparation des pouvoirs, la réunion des pouvoirs politique et économique via la nationalisation de l’industrie et la collectivisation de l’agriculture, l’imposition du marxisme-léninisme comme unique idéologie et la participation du pays au Conseil d’assistance économique mutuelle (COMECON) et au Pacte de Varsovie. La Bulgarie devint une partie du bloc de l’Est, un satellite de l’Union soviétique.
Après le XXe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique, en 1956, où Nikita Khrouchtchev engagea la déstalinisation, la Bulgarie connut une évolution similaire. Todor Jivkov, représentant de la tendance nationale-communiste ou patriotique du PCB, devint Secrétaire général du Parti puis, en 1962, Premier ministre. Il essaya de suivre une « voie personnelle vers le socialisme » mais au sein du bloc de l’Est et de l’alliance avec l’Union soviétique. Pendant les 33 ans où il fut au pouvoir, le modèle soviétique ne fut certes pas abandonné, mais profondément modifié. Les camps de travail furent supprimés, les prisonniers politiques relâchés, les relations avec les pays occidentaux normalisées et la culture libéralisée. Lorsque ¬Ludmila Jivkova était ministre de la culture, le pays connut un épanouissement culturel que l’on appela « printemps bulgare ». L’économie obtint d’importants succès : industrialisation du pays, importance des exportations, plein emploi, systèmes scolaire et sanitaire efficaces, dette extérieure peu élevée, niveau de vie modeste mais garanti que la majorité de la population n’a toujours pas retrouvé.
Certes, le régime rencontra, dans la seconde moitié des années 1980, de plus en plus de difficultés parce que l’Union soviétique ne voulait plus livrer d’énergie bon marché et que Jivkov ne s’entendait pas avec ¬Gorbatchev au plan politique. L’héritage communiste (socialisme d’Etat) avait deux aspects : d’une part un Etat fort qui avait obtenu des résultats remarquables en économie et dans le domaine de la culture et d’autre part une nomenklatura qui s’efforçait de privatiser les moyens de production et dont est sorti l’essentiel de l’actuelle nouvelle classe.
La révolution de 1989 et la réorientation de l’élite
C’est le 10 novembre 1989, avec le renversement du régime national-communiste de ¬Jivkov, que commença la période de transformation qui est quasiment achevée. Alors eut lieu un coup d’Etat de l’aile libérale, pro-occidentale et mondialiste du PCB dirigée par Andrei Loukanov et Petr Mladenov et soutenue par l’ambassade soviétique. Coup d’Etat grâce auquel les nationaux-communistes du Bureau politique du Comité central du PCB, avec l’aide de l’Allemagne et d’autres pays d’Europe, cherchèrent à promouvoir une évolution indépendante du pays, une économie de marché dirigée sur le modèle chinois. C’est Mikhaïl Gorbatchev et Alexandre Iakovlev, l’architecte de la perestroïka, qui, à Moscou, tirèrent les ficelles de cette révolution. L’ambassadeur américain à Sofia, Sol Polanski, était en permanence informé des événements par l’ambassadeur soviétique, le général du KGB Victor Sharapov, qui ne fut envoyé à Sofia qu’après 1988. Ce sont ces forces-là qui organisèrent les manifestations (« soulèvement des citoyens ») devant le Parlement mais elles n’étaient pas la cause de la révolution.
Pour les Bulgares et la totalité du bloc soviétique, le Sommet de Malte des 2 et 3 décembre 1989 fut décisif parce que Gorbatchev y avait « renoncé », au profit de George H.W. Bush, à l’Europe de l’Est et que les dirigeants de Sofia savaient qu’ils ne pourraient plus compter sur Moscou et étaient totalement livrés à eux-mêmes. Gorbatchev y reconnut « le droit pour chaque pays de se déterminer librement […] sans immixtion étrangère. » Bush déclara : « Nous sommes pour l’autodétermination » et son ministre des Affaires étrangères Baker ajouta que « la décision ne devait être prise que sur la base des « valeurs occidentales […] : ouverture, démocratie, pluralisme et marché libéralisé ».
Le nouveau président du Conseil d’Etat déclara lui-même quelques jours plus tard à Gorbatchev que ces pourparlers « étaient le signe d’un tournant de la politique mondiale ».
Le 16 novembre 1989 déjà, 6 jours après la chute de Jivkov, le nouveau Conseil des ministres organisait, sous la présidence de ¬Loukanov, une discussion de deux jours avec des économistes américains, allemands, français et autrichiens, qui établirent un programme de réformes exhaustif assorti d’un calendrier précis de mesures à réaliser jusqu’à la fin de 1990. La Table ronde entre le gouvernement et l’opposition, qui avait été mise sur pied dans ce but par la direction du PCB et qui siégea de janvier à mars 1990, tomba d’accord pour renoncer au principe de rôle dirigeant du PCB (lequel principe fut rayé de la Constitution le 15 janvier), pour introduire une démocratie reposant sur le pluripartisme, les élections libres, l’abandon de l’idéologie, la séparation des pouvoirs et la liberté de la presse. Après 1989, la politique étrangère se modifia rapidement : elle abandonna son ancien attachement à l’Union soviétique pour adopter une position pro-occidentale. Le parti communiste, qui se rebaptisa Parti socialiste bulgare (PSB) était, en tant qu’unique parti de l’ancien bloc de l’Est, le seul en mesure de gagner les premières élections libres du 17 juin 1990 où il obtint 211 sièges au Parlement contre 144 pour l’Union des forces démocratiques (UFD). Mais cette dernière n’accepta pas sa défaite et organisa un mouvement de masse, première « révolution orange » dans un pays de l’Est. Des ména¬gères munies de casseroles et des étudiants, financés par le National Endowment for Democracy, exigèrent l’annulation du résultat des élections. Le 6 juillet, le président Mladenov se retira, cédant son poste au chef de l’UFD Jeliu Jelev, qui se rendit en septembre déjà à Washington et adhéra à la coalition contre l’Irak (1re guerre du Golfe). Mais en dé¬cembre, sous la pression de la rue, il dut également se retirer.
Projet néolibéral et naissance d’une nouvelle classe
Si l’actuel système politique « démocratique » repose essentiellement sur la « Table ronde » entre le PCB et l’UFD de 1990 de même que sur la Constitution du 17 juillet 1991, la naissance du « projet néolibéral », au sens socio-économique du terme, repose sur le document programmatique des économistes américains Richard W. Rahn et Ronald D. Utt de la Chambre du commerce américaine, qui, au début de 1990, furent chargés par le gouvernement Lukanov d’élaborer un projet pour la transformation économique de la Bulgarie. La nouvelle élite économique déclara qu’il n’y avait pas d’alternative à ce programme auquel un petit nombre de personnes seulement eurent accès et qui ne fut jamais publié. Plusieurs milieux et médias ont tenté d’étouffer tout débat à son sujet et d’empêcher le développement d’autres projets.
Le modèle socio-économique élaboré selon les principes de la révolution néolibérale présentait les caractéristiques suivantes :
1. Quasi-économie de marché, qui n’est pas orientée vers la production mais vers la consommation de ressources en constante diminution et est incapable d’assurer la reproduction matérielle, culturelle et humaine du peuple bulgare.
2. Démantèlement de l’Etat réduit à une superstructure bureaucratique dans les domaines financier, juridique et scolaire.
3. Liquidation des biens de l’Etat, destruction de l’industrie et constitution d’un capital privé de type oligarchique.
4. Assujettissement du pays au contrôle du capital international. Plus de 90% du capital des banques et de ce qui reste de
l’industrie sont entre les mains de l’étranger.
La réforme fut contrôlée par le Fonds monétaire international (FMI) et par la Banque mondiale, qui accordent les crédits. Les crédits du FMI sont liés à des conditions ¬politiques et ne furent accordés qu’à la condition que le gouvernement donne son aval à des réformes structurelles radicales et respecte scrupuleusement le calendrier de leur mise en œuvre. Pendant les 6 premières années suivant la révolution, aucun crédit du FMI ne fut versé en totalité car le gouvernement ne pouvait pas remplir les conditions. Le programme imposé à la Bulgarie était le même que celui que le FMI avait imposé aux pays d’Amérique latine et du tiers-monde et qu’on appelle aujourd’hui monétarisme ou néolibéralisme.
Une partie de l’ancienne élite communiste participa au programme et devint une partie du système financier international. Les nouveaux chefs d’entreprise bulgares acceptèrent la globalisation, également sous son aspect idéologique. Ils signèrent un accord étrange : ils soutenaient le nouvel ordre mondial en échange de l’assurance qu’ils n’auraient à rendre de comptes à personne sur l’origine de l’argent investi sur les marchés financiers. Le chroniqueur de la révolution de 1989 Petko Simeonov, membre de la délégation de l’UFD à la Table Ronde, a expliqué la transformation de l’élite de la manière suivante : « La nomenklatura s’est systématiquement transformée en une ‹bourgeoisie rouge›. […] Il n’y avait pas de classe (il ne s’agit pas d’individus) qui eût un plus grand intérêt à l’effondrement du communisme que la nomenklatura. La réforme donnerait une légitimité à la transformation de la propriété administrative en propriété privée et permettrait en même temps de manifester son efficacité et ses relations économiques. »
A vrai dire, le résultat ne fut pas la naissance d’une classe moyenne productive et créatrice mais d’une « élite dépendante de l’étranger » (Brzezinski), d’une classe de nouveaux riches achetés qui ne produisent rien et ne possèdent aucune culture à eux, une « bourgeoisie comprador » contrôlée par le FMI et la Banque mondiale, phénomène caractéristique de l’Amérique latine. Leurs enfants vont faire leurs études dans des universités prestigieuses en Angleterre ou aux Etats-Unis pour rentrer au pays avec une « nouvelle sensibilité ». La Bulgarie est en train de devenir un pays du tiers-monde.
La révolution orange de 1997
En 1994, le PSB, avec son jeune chef Jan Videnov, a gagné les élections et formé un gouvernement qui a tenté de défendre les intérêts nationaux et d’adopter une ligne indépendante en politique étrangère. Il voulait limiter les privatisations et maintenir des parties importantes de l’industrie étatique, conserver l’Etat-providence, mener une politique éducative et culturelle nationale et collaborer avec la Russie et la Chine. Là-dessus, l’occident cessa de collaborer avec le gouvernement et le FMI lui refusa le prêt sur lequel il comptait. Dans le courant de 1996, la situation économique empira et on en arriva à une crise provoquée artificiellement qui se manifesta par une forte inflation et une pénurie alimentaire.
En janvier 1997, le gouvernement, boycotté par l’occident, fut renversé à la suite de plusieurs semaines de manifestations estudiantines sur le modèle de celles de Belgrade (qui, à vrai dire, n’eurent là de succès qu’en 2000) et également par des adversaires néolibéraux du Comité central du PCB, et remplacé, en février 1997, par un « cabinet de fonctionnaires » nommé par le président Petar Stoyanov, bien que le PCB ait encore été majoritaire au Parlement.
Il s’agissait en réalité d’un coup d’Etat déguisé, une deuxième « révolution orange », qui devenait nécessaire pour corriger la ligne politique et amener au pouvoir un gouvernement favorable à la globalisation et aux Etats-Unis. Les élections d’avril 1997 apportèrent la victoire attendue de l’UFD qui était cependant déjà au pouvoir à travers le « cabinet de fonctionnaires ». Le changement de gouvernement fut salué avec joie par l’OTAN, l’UE et le FMI car la nouvelle direction acceptait l’idée que la crise ne pouvait pas être surmontée sans l’aide de l’étranger. Mais le résultat ne fut pas un nouvel ordre mais un chaos qui dure encore.
Le gouvernement suivant, celui d’Ivan Kostov (1997 à 2001) apporta un nouveau changement radical, une « vraie transition » (Richard Crampton), c’est-à-dire une thérapie de choc dans tous les domaines. La politique économique reposait fondamentalement sur la privatisation massive à tout prix sur laquelle insistait le FMI. Le résultat, après 4 ans de gouvernement Kostov, fut la privatisation de biens publics d’une valeur de 30 milliards de leva (15 milliards d’euros) qui ne rapporta que 2 milliards d’euros au Trésor public et fit des millions de chômeurs.
Le « gouvernement fort » de Kostov n’avait pas de programme à lui, il ne faisait qu’exécuter les directives du FMI qui s’était installé dans des bureaux de la Banque nationale bulgare et sans l’accord duquel pas une seule ligne du budget national ne pouvait être modifiée. Le système financier ne fut cependant pas stabilisé par un essor économique réel mais par l’introduction d’un conseil monétaire (currency board) et par l’arrimage du lev au mark (à l’euro). Ainsi, le système financier bulgare et les politiques économique et sociale devinrent totalement dépendantes des institutions financières internationales.
Le gouvernement suivant de Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha (rebaptisé Saxecobourgotski) poursuivit l’essentiel de cette politique. Lors des élections législatives du 17 juin 2001, le Mouvement national Siméon II (MNSS), sous la direction de l’ex-roi, représentait le groupe parlementaire le plus important, mais à peine une année après, la vague de sympathie avait reflué car rien n’était resté des promesses de nouvelle politique économique et sociale. La raison principale du retour du nouveau gouvernement à la politique pratiquée jusque-là fut la vive critique du FMI qui, dans les négociations sur les crédits, insista sur le respect des conditionnalités.
La population dut s’accommoder de la stagnation des revenus qui, à la fin des années 1990, étaient descendus à 70% du niveau de 1989. Aussi la moitié environ de la population dépendait-elle plus ou moins de la production alimentaire domestique. Mais malgré cela, le FMI imposa une adaptation des prix de l’énergie au niveau du marché mondial, ce qui entraîna un renchérissement de 30%.
Nouvelle rééducation
Le programme des deux économistes américains Rahn et Utt prévoyait également l’abandon des valeurs nationales et de la conscience nationale par les médias, l’école et les ONG et leur remplacement par des « valeurs universelles ».
La Fondation Société ouverte de George Soros et sa filiale Culture ouverte ont joué un rôle important dans la propagation des idées de libéralisme et de mondialisation. Dans les années qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique, la Fondation a investi plus d’argent que le gouvernement bulgare dans l’école et la culture. La Fondation s’était fixé pour objectif de réformer l’école dans le sens de la globalisation et d’appliquer les exigences de la Banque mondiale.
La Fondation Free and Democratic Bulgaria du Bulgare en exil John Dimitri Panitza, qui collaborait avec la Fondation du financier de Wall Street John Train et l’agent de la CIA Michael Ledeen, joua également un rôle important. Le 10 février 1998, le président Bill Clinton et le président bulgare Petar Stoyanov déclarèrent que l’école était un des domaines de collaboration les plus importants. Ils tombèrent d’accord pour développer un nouveau programme scolaire afin de promouvoir les « valeurs démocratiques ». Pendant la campagne électorale de janvier 1997, Ivan Kostov déclara qu’il s’agissait d’un « choix de civilisation », que la Bulgarie devait opter pour la Russie ou pour l’Amérique. La tentative de remplacer l’écriture cyrillique par l’écriture latine et de scinder l’Eglise orthodoxe en deux tendances, une prorusse et une prooccidentale, visaient le même objectif. Aujourd’hui encore, il considère que son principal mérite est d’avoir libéré la Bulgarie de l’influence russe.
Un produit phare du nouveau système scolaire est l’université américaine de ¬Blagoevgrad, qui a été ouverte en 1991 et compte aujourd’hui quelque 1000 étudiants venant de 25 pays. Les 70 professeurs, qui ont des contrats d’une année, viennent avant tout des Etats-Unis. Cet établissement a été fondé par l’université du Maine avec le soutien de la Fondation Soros, de la Fondation John-Dimitri Panitza et d’autres organisations américaines, et aligné sur les universités bulgares par décret du Parlement.
Le monopole de l’Etat sur l’école a été aboli et remplacé par des principes d’économie de marché. A côté du secteur étatique, un secteur privé est né qui compte aujourd’hui quelque 130 écoles privées réclamant des frais de scolarité ou des droits d’inscription, de même que des écoles étrangères financées par des organisations occidentales. Le système de valeurs traditionnel, qui datait de l’époque de la renaissance nationale et mettait l’accent sur l’esprit de communauté et de solidarité, a fait place à l’individualisme et au consumérisme. En 1985, 108 000 jeunes terminaient des études secondaires alors qu’ils n’étaient plus que 50 000 en 2005. Quelque 100 000 enfants ne vont pas du tout à l’école aujourd’hui. Ces dernières années, un quart des élèves ont quitté l’école avant la fin de la scolarité obligatoire.
Montée en force du Parti turc et rôle joué par la Turquie
Sous la pression de l’UE, le Parlement de l’UE a ratifié, le 18 février 1999, la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la protection des minorités que le gouvernement Kostov avait déjà signée le 9 octobre 1997. La loi, qui accorde des droits étendus aux minorités nationales, n’est pas conforme à la Constitution bulgare de 1991 qui, à son article 2-1, définit la Bulgarie comme un « Etat unitaire à autogestion locale. Les formations territoriales autonomes n’y sont pas admises. » L’article 2-2 stipule que « l’intégrité territoriale de la République de Bulgarie est inviolable. »
La notion d’Etat unitaire et centraliste a une tradition qui remonte à la fondation de l’Etat bulgare moderne de 1878, lorsqu’une minorité turque importante resta dans le Sud et le Nord-Ouest du pays. Elle compte aujourd’hui officiellement 747 000 personnes, à quoi on peut ajouter quelque 250 000 Bulgares musulmans, les Pomaques des Rhodopes. La Bulgarie a presque toujours mené une politique d’intégration des minorités (à l’exception des premières années de la démocratie populaire, de 1948 à 1956, pendant lesquelles les Turcs ont joui de privilèges particuliers) parce qu’on avait peur d’un mouvement sécessionniste comme à Chypre et au Kosovo.
Après la signature de la Convention-cadre, le parti turc, le Mouvement pour les droits et les libertés (MDL), formula encore d’autres revendications. Lors de la conférence nationale du MDL le 29 janvier 2000, le président du parti Achmed Dogan proposa de modifier la Constitution et de définir la Bulgarie, à l’article premier, comme un Etat multiethnique ou multinational. Les Turcs devaient être reconnus, à côté du groupe slavo-bulgare, comme le second groupe ethnique constitutif de la nation.
C’est dans ce contexte que le MDL, parti gouvernemental depuis 2001, formula le slogan « Vers l’Europe par le Bosphore ». Membre de l’OTAN, la Turquie joue effectivement un rôle particulier en tant que puissance protectrice de la minorité turque et également en tant que puissance économique qui a aujourd’hui déjà une grande influence sur l’économie bulgare. Les fondamentalistes islamiques (wahhabites) exercent, à travers leurs émissaires, leur influence sur les musulmans bulgares (Pomaques) et cela en opposition au MDL qui ne tient pas à partager son pouvoir avec les religieux islamiques.
L’influence grandissante du MDL se traduit dans les chiffres suivants : lors des élections de 1994, le MDL a obtenu 283 094 voix (5,44%) et 15 sièges, en 1997, il récoltait déjà 323 429 voix (7,6%) et 19 sièges, en 2005, 467 400 voix (14,17%) et 34 sièges et lors des élections européennes de 2007, 382 000 voix (20,2%).
Rôle de premier plan des Etats-Unis
L’influence des Etats-Unis est décisive depuis 1989, mais surtout depuis le tournant de 1997. Dans les ministères, à la Banque nationale, dans l’Armée travaillent des conseillers américains et des fondations américaines soutiennent les médias et les partis politiques. Les Forces armées bulgares ont, depuis 1992, participé à 10 engagements à l’étranger sous le commandement de l’OTAN, avant tout en ex-Yougoslavie, mais également en Géorgie, au Tadjikistan, en Angola, en Ethiopie et en Afghanistan. Finalement, en 2004, la Bulgarie a adhéré à l’OTAN et a envoyé un bataillon d’infanterie en Irak en soutien de l’opération « Liberté immuable ». Les nouvelles bases militaires américaines de Bulgarie et de Roumanie sont utiles dans la mesure où la mer Noire est « la porte d’entrée au Moyen-Orient » (Bruce Jackson, directeur du Projet pour les démocraties transnationales). Dans leur essai « La mer Noire et les limites de la liberté », le Sous-secrétaire d’Etat Ronald Asmus et Bruce Jackson écrivent : « La région de la mer Noire se trouve à l’épicentre de l’important défi stratégique consistant à étendre la stabilité à un espace européen au sens large et, au-delà, à la région du Proche et du Moyen-Orient. […] Le bassin de la mer Noire est de plus en plus considéré dans une autre perspective : au lieu d’être à la périphérie de l’Europe, cette région apparaît comme une composante centrale de l’arrière-pays de l’Occident. »
En avril 2006, les Etats-Unis ont conclu avec la Bulgarie un accord de stationnement qui leur donne le droit d’utiliser les quatre bases de Bezmer, Graf Ignatievo, Novo Selo et Aitos pour des interventions dans des pays tiers sans consulter Sofia. Les membres de l’Armée américaine jouissent de l’immunité totale. La base aérienne de Bezmer est considérée par la revue stratégique Foreign Policy comme l’une des six plus importantes bases américaines au monde.
En 2006 ont eu lieu dans les Balkans des mouvements de troupes d’importance géopolitique. Les attaques du Liban par Israël ont augmenté les activités militaires dans cette région qui consistent actuellement en une mobilisation de l’armée de l’air. « La Bulgarie et la Roumanie sont des alliées des Etats-Unis rompues à la guerre […] Ce sont des partenaires estimées dans la guerre globale contre le terrorisme », a déclaré le général David McKiernan, commandant de l’Armée américaine en Europe. Cette Armée effectue dans les Balkans, avec les membres de l’OTAN que sont la Roumanie et la Bulgarie, des manœuvres et des opérations de défense mal connues. L’opération « Immediate Response » s’est terminée en juillet 2006 et l’opération « Viper Lance » en septembre 2006.
Le colonialisme démocratique de l’UE
La Bulgarie a commencé ses négociations avec l’UE en 2000, lesquelles ont conduit, en avril 2005, à la signature de l’accord d’adhésion. Cette adhésion est toutefois soumise à des conditions. Dans son dernier rapport de monitoring de septembre 2006, la Commission européenne demande de nouveaux progrès dans la réforme de la justice et dans la lutte contre la corruption et le crime organisé. C’est pourquoi des structures propres à l’UE ont été créées pour la surveillance dans ces domaines. Parallèlement à l’accord d’adhésion, en mai 2005, le Parlement a adopté le Traité constitutionnel européen sans débat (lequel n’aurait guère été possible car il n’existait pour ainsi dire aucun exemplaire du Traité) et sans que l’opinion en ait été informée. La question se pose de savoir si la Commission va longtemps accepter dans l’UE un Etat de type latino-américain.
L’UE n’a rien fait contre les privatisations sauvages. Au contraire, elle a souvent reproché à la Bulgarie le fait qu’elles n’allaient pas assez loin et n’étaient pas assez rapides. La centrale nucléaire de Kozloduj a dû, malgré sa remise en état, à la demande de l’UE, par des firmes internationales, arrêter ses blocs de réacteur III et IV, qui ont coûté 10 milliards d’euros, ce qui a fait passer la dépendance énergétique du pays de 48% à 60%.
La Présidence allemande de l’UE a déclaré que la région de la mer Noire, les relations avec la Russie et l’accès à l’Asie centrale riche en gaz étaient une priorité de l’UE. Bruxelles a des projets de réorganisation du bassin de la mer Noire. La Russie suit avec méfiance les activités de coopération dans cette région et veut faire échouer le projet de gazoduc Nabucco grâce à un contre-projet. L’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN et celle de la Turquie à l’UE porteraient à son comble la division politique de la région. L’UE a fondé en octobre 1985 une communauté énergétique UE-Europe du Sud-Est si bien qu’un cadre juridique a été créé pour un marché énergétique intégré dans le Sud-Est de l’Europe. L’accord concerne le gaz naturel et l’électricité. Les signataires sont, outre l’UE, neuf pays du Sud-Est de l’Europe, dont la Bulgarie. Grâce à de nouveaux gazoducs et l’adaptation aux règles et aux normes de l’UE, le Sud-Est de l’Europe va devenir une importante région de transit du gaz entre l’Asie centrale, la mer Caspienne, le bassin de la mer Noire, le Proche-Orient et l’UE.
Résultats économiques et sociaux précaires de la « transition »
La thérapie de choc de la première moitié des années 1990 a conduit à la dissolution de la direction économique, à la déstabilisation du système financier, au délabrement des infrastructures nationales et à l’effondrement de la production et du potentiel scientifique et technique. A la suite des privatisations, les capacités productives du pays ont été anéanties par des investisseurs incompétents ou mal intentionnés. La dissolution précipitée des coopératives de production agricole (TKZS) et la restitution des terres aux anciens propriétaires ou à leurs descendants ont également rendu l’agriculture incapable de fonctionner.
La Bulgarie peut aujourd’hui faire état d’une situation économique dont la Commission européenne de Bruxelles est officiellement satisfaite. En 2005, l’augmentation du PIB était de 5,5%, le PIB par habitant équivalait, en parité du pouvoir d’achat, à 9600 dollars (Etats-Unis : 30100 dollars), les prix à la consommation avaient augmenté de 5,5% (2006 : 5%), le taux de chômage était officiellement de 9,9% (UE : 8%) et la dette extérieure se montait à 15,3 milliards de dollars.
Mais la croissance économique n’a pas d’impact sur le revenu de la grande majorité de la population, parce que seule une minorité en profite. Le salaire minimum est aujourd’hui de 77 euros, le salaire moyen d’environ 150 euros et la moitié de la population vit avec 2 euros par jour. Le PIB est essentiellement obtenu grâce aux services alors que l’industrie n’y contribue qu’à raison de 27% et l’agriculture de 10%. Même en 2005, le PIB atteignait seulement 93% de sa valeur de 1989. Au classement mondial, la Bulgarie occupait, en 1989, la 26e place, mais en 2005, elle ne se situait plus qu’au 86e rang. A cause de cette mauvaise situation économique, 288 000 personnes – 7,7% de la population – ont quitté le pays entre 1989 et 2005 pour émigrer à l’Ouest, la plupart ¬d’entre elles dans l’intention d’y rester définitivement. Si l’on ajoute à cela le fort recul démographique, la Bulgarie a perdu pendant cette période 1 185 000 habitants, soit 13,2% de sa population. Ainsi, la population est passée, entre 1989 et 2005, de près de 9 millions à 7,8 millions.
Une caractéristique de l’économie bulgare consiste dans la persistance d’une économie souterraine qui remonte aux dernières années du régime communiste lorsque les activités privées étaient déjà autorisées. Selon une estimation, environ 30% de toutes les entre¬prises de la production et des services travaillent au noir, c’est-à-dire cachent la totalité ou une partie de leurs activités au gouvernement. La raison en est qu’elles échappent ainsi à l’impôt sur les salaires, qui est élevé, et aux procédures bureaucratiques d’enregistrement des entreprises. Selon la même source, le taux réel de chômage est de 18,6%.
Les détracteurs du « projet néolibéral » indiquent qu’aujourd’hui, à la suite des privatisations chaotiques des dernières années, la société bulgare est extrêmement polarisée et qu’une nouvelle oligarchie de 200 à 250 millionnaires contrôle toute l’économie. A cela s’ajoute une nouvelle « bourgeoisie comprador » qui représente 20% de la population, les « gagnants de la transformation », alors que les 80% restants, les « perdants », appelés ¬luzeri, vivent dans la pauvreté.
« Ivan Kostov a probablement été la meilleure greffe (priskada) du PCB/PSB sur la racine des forces démocratiques. Il a été formé et mobilisé pour liquider complètement les fondements de la démocratie bulgare. Après l’assassinat de Lukanov, en 1996, il se sentait plus libre, plus indépendant et unique chef tout-puissant de l’Union des forces démocratiques. »
Résistance du peuple bulgare
Les partis « démocratiques » se sont accordés sur deux choses – la démocratie et l’économie de marché – et font tout, par le biais des médias, pour empêcher toute alternative. Mais ils peuvent de moins en moins compter sur l’assentiment du peuple. Cela apparaît déjà dans les taux de participation qui diminuent depuis 1990 presque à chaque élection : 1990 : 90%, 1991 : 80%, 1994 : 75%, 1997 : 58%, 2001 : 67%, 2005 : 54%, 2006 (élections présidentielles) : 42,5% et 2007 (élections européennes) : 28,6%.
Depuis quelques années, on assiste à des tentatives de renouveau culturel alors que depuis 1989, on ne parlait que d’économie et d’investissements. La fréquentation des théâtres, des salles de concert, des musées et des librairies augmente. On célèbre de nouveau des fêtes nationales comme celle des saints Cyrille et Méthode le 24 mai avec des drapeaux et des danses populaires, et le nombre des mariages religieux augmente.
Depuis juin 2005, il existe un parti national, la coalition Ataka (Attaque) qui regroupe divers groupements patriotiques et a obtenu aux élections législatives de 2005 8,1% des voix et 21 sièges. Le Parti socialiste bulgare (PSB) a engrangé 31% des voix et est devenu le parti le plus fort, le Mouvement national Siméon II, 19% et le Parti turc 14,5%. Les voix obtenues par Ataka provenaient aussi bien du PSB que du parti de l’ex-tsar. Lors des élections législatives du 22 octobre 2006, le candidat d’Ataka Volen Siderov a obtenu 597 000 voix (21,5%) et lors du scrutin de ballottage contre le titulaire de la fonction Georgi Prvanov, une semaine plus tard, 650 000 voix (24%). Lors des élections européennes du 20 mai, Ataka a recueilli 14% des voix. Si les nationalistes sont entrés au Parlement, c’est avant tout en raison de la situation économique et sociale catastrophique dont souffre la majorité du peuple et du sentiment que les choses ne vont pas s’arranger.
La revendication clé d’Ataka est : « Rendons la Bulgarie aux Bulgares ! ». Le programme d’Ataka comporte 20 principes, dont les suivants : unité de la nation bulgare, indépendamment de la religion et de la langue, transfert de l’économie aux Bulgares, révision des privatisations criminelles, lutte contre la catastrophe démographique, sortie de l’OTAN et proclamation de la neutralité, arrêt de la collaboration avec le FMI et la Banque mondiale et confiscation des biens acquis illégalement.
Cependant la coalition Ataka a éclaté peu après les élections en trois partis – Ataka, dirigé par Volen Siderov, Zora (Aurore) dirigé par Min o min ev et Zaštita (Protection) – plus quelques députés indépendants. Min o Min ev est la figure centrale d’un nouveau front unitaire national socialiste et prorusse. La crise de la société bulgare s’aggrave. Une situation à la hongroise menace, c’est-à-dire un soulèvement populaire contre la nouvelle classe qui s’éloigne de plus en plus du peuple et n’est plus en mesure de gouverner le pays, ce qui pourrait conduire à un régime autoritaire soutenu par l’UE. Un homme offre une alternative au gouvernement de coalition actuel : le général Boïko Borisov, maire de Sofia, ancien Secrétaire général du ministère de l’Intérieur, qui, avec son nouveau parti GERB (Les citoyens pour le développement européen de la Bulgarie – le sigle est également un nom signifiant « armoiries ») et le soutien massif de milieux néoconservateurs européens, promet un Etat fort et la lutte contre la corruption. Le 20 mai dernier, le GERB, qui se présentait pour la première fois, a obtenu 21,7% des voix et est devenu le parti le plus important, devançant le PSB.
La Bulgarie a besoin aujourd’hui d’une nouvelle théorie de la transformation qui repose sur les traditions nationales et sur la critique internationale du système libéral global. Il s’agit notamment de rétablir le système de valeurs national, de rénover l’identité culturelle et de reconstruire l’Etat souverain qui est seul en mesure de garantir l’existence de la nation bulgare au XXIe siècle.