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04-01-2010

Sofia l'européenne, toujours sous influence russe

François Hauter, Le Figaro, le 30/12/2009 :

VOYAGE DANS LA NOUVELLE EUROPE (9) - La Bulgarie est entrée dans l'Union européenne en 2007, mais n'arrive pas à se débarrasser de l'emprise de l'ancien grand frère communiste. Sa façon d'être, de vivre, de commercer rappelle la Russie. Ce qui exaspère les diplomates de la vieille Europe en poste sur place.

Ah, ils fulminent, nos diplomates européens à Sofia ! D'une ambassade à l'autre, c'est un chœur de lamentations, d'agacements, voire d'exaspérations. Et très exactement le même discours : «Des mafias, pas de justice ! Le modèle russe dans l'Union européenne, on n'en veut pas !» D'ailleurs, si cela ne change pas vite, nos diplomates resteront tous fermement assis sur les dix milliards d'euros attribués par la Commission européenne à la Bulgarie. On se croirait au Congo ! Sofia pourtant n'est pas Pointe-Noire. La capitale de cette Bulgarie d'un peu moins de huit millions d'âmes est autrement plus développée que Bucarest par exemple. Ses habitants, malgré les chiffres annoncés par les économistes, affichent un style de vie qui n'a pas grand-chose à envier à celui de nos grandes villes de province. Les immeubles populaires ne sont pas négligés, comme à Budapest. La Bulgarie cependant passe pour un «far-east» que l'on ne peut même pas oser comparer à la Roumanie ou à la Hongrie. Tout ce que les Européens de l'Ouest ne s'autorisent plus à reprocher à ces deux derniers pays, ils le réservent aux Bulgares.

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Certes, la révolution de 1989 à Sofia a été une simple révolution de palais, à l'issue de laquelle les anciens dirigeants communistes, aujourd'hui socialistes, se sont partagé les actifs du pays. Mais c'est exactement ce qui s'est passé à Bucarest et, dans une moindre mesure, à Budapest. Quant au nationalisme ethnique, dont tous les ex-communistes se sont servis pour masquer leur retournement de veste, il fut ici antiturc. Il est aujourd'hui un souvenir. Depuis 1989, musulmans et Turcs se sont vu attribuer les mêmes droits que les autres Bulgares. Alors, d'où provient l'ostracisme des Européens vis-à-vis des Bulgares ? J'ai compris en assistant au vernissage d'une exposition de bijoux italiens, dans un magasin à la mode de Sofia. Champagne français et caviar iranien. Des mannequins, longilignes et habillés par Dries Van Noten ou Dior, accueillent les invitées qui se font déposer par leurs chauffeurs. Leurs gardes du corps attendent dans le froid. Par la vitrine, ils regardent leurs «patronnes» embrasser leurs «meilleures amies», sous les flashs des photographes. C'est tout à fait l'ambiance des héritiers d'apparatchiks dans les lieux branchés de Moscou. Dans un pays où la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, c'est également ce qui agace nos ambassadeurs. La Bulgarie fait partie de l'Union européenne, mais vit à la Russe. Cela ne passe pas.

 

Cortèges de voitures blindées

Ceux qui le peuvent étalent leurs fortunes. Tels des parrains, ils se déplacent dans des cortèges de voitures blindées. Ils tiennent des fiefs, des villes, voire des régions. Ils se partagent les marchés publics, font ruisseler l'argent dans leurs clans. Et tant pis pour les autres. La Bulgarie, c'est un peu la Sicile de l'Europe au siècle dernier. Sauf que notre périphérie aujourd'hui n'est plus Palerme, l'Irlande, l'Écosse ou le Péloponnèse. C'est la Russie. Je retrouve à Sofia une ligne de fracture, une singularité culturelle que je n'ai jamais ressentie aussi fortement en Europe centrale. La Lituanie, l'Estonie, la Lettonie, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Slovénie et la Roumanie tournent ostensiblement le dos à la Russie. Elles la détestent ouvertement, même si elles sont obligées de composer avec elle pour leurs approvisionnements énergétiques. Elles cultivent cette rancœur au point d'aimer l'Allemagne, malgré les souvenirs atroces laissés par les nazis.

À Sofia, l'attraction et la répulsion se conjuguent. Mais, dans les cercles dirigeants, c'est la sympathie qui l'emporte. En février dernier à Moscou, le président bulgare, Georgi Parvanov, lançait l'Année de la Bulgarie en Russie. Il rappelait que «le temps ne pourrait jamais effacer le bon souvenir des soldats russes qui ont combattu pour la liberté de la Bulgarie». Des déclarations inimaginables dans le reste de l'Europe centrale. À Vilnius, les Estoniens sont allés jusqu'à déplacer un monument aux morts commémorant les soldats russes. La Bulgarie, estiment de nombreux diplomates, n'est toujours qu'un satellite de la Russie. L'empreinte laissée par les Soviétiques est accablante. À Sofia, ils ont eu la main lourde après 1947 parce que le pays avait combattu l'URSS, et que les communistes locaux étaient en position de faiblesse. Cette violence a marqué les esprits. «La dissidence en Bulgarie a péri dans des camps de concentration situés en Bulgarie même, dit Guergui Jetchev, professeur à l'université de Sofia. Notre histoire est une série de catastrophes, qui se répètent perpétuellement. Nous avons toujours été sous le joug.»

Alexandre et Maria Vazov, 81 et 75 ans, m'intéressent parce qu'ils font partie d'une génération qui a subi ce communisme de plein fouet. Ils sont donc plus à même de juger ce qui va mieux ou moins bien dans leur existence depuis vingt ans. Lui, avec son beau sourire, est un peu sourd : une bombe allemande est tombée trop près de l'abri où sa famille s'était réfugiée. Ancien professeur de russe, il a été dénoncé «pour avoir organisé des visites d'églises pour ses élèves» et il a quitté son poste avant sa retraite. Dans leur appartement coquet, des livres et des œuvres de bonne facture de peintres bulgares. Maria sert du café et des biscuits. Alexandre ramasse les miettes et les remet dans une boîte. «Les vieux réflexes», s'excuse-t-il en riant. Je l'écoute, une heure, deux heures durant. J'ai l'impression d'être à La Havane, ou de relire Cœur de chien de Boulgakov. C'est oppressant. Il me raconte ses programmes scolaires qui devaient être approuvés par Moscou ; ses voisins de palier qui écrivaient des rapports sur le moindre détail de la vie quotidienne ; les visites au comité du Parti de Sofia ; l'angoisse de gens qui n'osent rien exprimer d'autre que ce qu'ils lisent dans le quotidien du Parti ou ce qu'ils ont entendu à la radio. Il s'interrompt, boit un peu de café, me regarde et dit : «Après 1989, je suis allé consulter mon dossier aux services secrets. Il y avait 78 pages. On m'a dénoncé de partout. J'ai eu une existence sans amis.» Après un long silence, il ajoute : «Aujourd'hui, on peut parler un peu plus librement, mais en politique, ce sont toujours les mêmes visages. Sans mesures radicales, rien ne changera. La Bulgarie maintenant, c'est le cheval de Troie de la Russie dans l'Union européenne.»

«On est un peuple qui obéit facilement»

Le sillon du fatalisme a été creusé profondément en Bulgarie. La ritournelle du «ça ne marche pas, on ne peut rien faire !» a été enfoncée dans les esprits. À l'université de Sofia, les étudiants ne disent rien d'autre. «Nous, les Bulgares, on est un peuple qui obéit facilement», affirme Slav Petkrov, 24 ans, qui espère un jour voir appliquer dans son pays «des règles que tout le monde observera». Dian Karageorgieu, 25 ans, insiste : «Le problème, c'est la symbiose entre l'État, les services secrets et les Russes. Leur intérêt passe avant tout !» J'ai du mal à imaginer que les dirigeants bulgares, même s'ils demeurent impressionnés par les Russes, soumis à des pressions économiques et chantages personnels, n'aient pas la moindre envie de s'en émanciper ou, pour le moins, d'équilibrer leurs relations entre l'Est et l'Ouest.

Pourquoi l'Union européenne tergiverse-t-elle en n'appuyant pas fermement les réformateurs du système. En posant publiquement des conditions draconiennes à l'octroi de ses aides ? C'est à elle, qui donne l'argent, de fixer le cap. Pas à Moscou, qui veut placer ses marchandises, d'activer ses réseaux. Pourquoi d'ailleurs l'Union a-t-elle accepté dans ses rangs la Bulgarie et la Roumanie sans poser ses conditions avant même l'adhésion ? Ce processus aveugle va-t-il se reproduire avec les pays balkaniques qui font la queue devant la porte de l'Europe ? Vu de Sofia, Bruxelles sent l'édredon poisseux. Les atermoiements trop diplomatiques des fonctionnaires européens se paient cher. Ces ratages pénalisent d'abord les Bulgares, qui ne demandent qu'à voir leur État se moderniser. Ils pénalisent également tous les autres Européens, qui perdent confiance dans l'élargissement de l'Union. Nous avançons en crabe, comme si nous avions honte d'imposer nos principes démocratiques et nos valeurs d'honnêteté dans la vie publique et économique.



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