ARRÊT DE CHAMBRE RAICHINOV c. BULGARIE
La Cour européenne des Droits de l’Homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt de chambre dans l’affaire Raichinov c. Bulgarie (requête no 47579/99).
Elle conclut, à l’unanimité, à la violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Au titre de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, elle alloue au requérant 23 euros (EUR) pour dommage matériel, 2 000 EUR pour dommage moral et 1 500 EUR pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)
1. Principaux faits
Le requérant, Hristo Peshev Raichinov, est un ressortissant bulgare âgé de 70 ans et résidant à Sofia. A l’époque des faits il dirigeait le service du ministère de la Justice chargé du soutien financier et logistique du système judiciaire.
Le 15 décembre 1993, il assista à une réunion du Conseil supérieur de la magistrature, comme il le faisait normalement lorsqu’il y avait des questions budgétaires à débattre. Le procureur général adjoint, M. S., était également présent. Au cours de la réunion, le requérant déclara : « Vous avez décidé de confier les questions financières à M. S., qui d’après moi n’est pas une personne honnête ». Il ajouta : « Je peux le démontrer ». Le procureur général, également présent, demanda immédiatement l’ouverture d’une enquête afin de déterminer s’il y avait lieu de poursuivre le requérant.
A l’issue des investigations, le parquet du district de Sofia inculpa le requérant d’insulte publique à fonctionnaire. Par la suite, le tribunal de district de Sofia déclara l’intéressé coupable de l’infraction précitée, estimant que les propos litigieux s’analysaient en une atteinte à la dignité de M. S. Il condamna M. Raichinov à un blâme public et à une amende de 3 000 anciens levs bulgares. Les juridictions supérieures confirmèrent la condamnation et la peine. M. S. ne se joignit pas à la procédure et ne forma pas de demande de dommages-intérêts.
Le requérant paya l’amende, mais le délai de prescription de la condamnation au blâme public expira avant que celle-ci ne fût exécutée.
2. Procédure et composition de la Cour
Introduite devant la Cour européenne des Droits de l’Homme le 8 janvier 1999, la requête a été déclarée en partie recevable le 1er février 2005.
L’arrêt a été rendu par une chambre de 7 juges composée de :
Christos Rozakis (Grec), président,
Loukis Loucaides (Cypriote),
Françoise Tulkens (Belge),
Peer Lorenzen (Danois),
Nina Vajić (Croate),
Snejana Botoucharova (Bulgare),
Dean Spielmann (Luxembourgeois), juges,
ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.
3. Résumé de l’arrêt [2]
Grief
Le requérant se plaignait d’avoir été condamné pour avoir exprimé son opinion personnelle sur le procureur général adjoint ; il voyait dans cette condamnation une violation de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10.
Décision de la Cour
Relevant que la victime de l’insulte était un haut fonctionnaire, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible sont plus amples, quoique réelles, à l’égard d’un tel personnage qu’à l’égard d’un simple particulier. Elle observe de surcroît que la remarque du requérant fut formulée devant une audience restreinte, lors d’une réunion à huis clos, et qu’elle ne menaçait ni n’entravait l’exercice des fonctions officielles de M. S. Dès lors, à supposer que les propos du requérant aient réellement nui à la réputation de M. S., le préjudice souffert par celui-ci ne peut en tout état de cause avoir été très important.
Par ailleurs, la Cour estime que l’opinion du requérant sur M. S. ayant été exprimée dans le cadre d’une réunion, elle peut s’interpréter comme faisant partie d’un débat sur un sujet d’intérêt général, domaine où la protection garantie par l’article 10 doit jouer de manière renforcée. Elle relève également que le requérant a apparemment formulé sa remarque sur la base d’éléments qu’il proposait de produire pour étayer ses propos.
La Cour retient particulièrement que le requérant a fait l’objet d’une sanction non pas civile ou disciplinaire, mais pénale. Elle constate que la procédure pénale fut engagée sur l’insistance du procureur général, qui était le supérieur de M. S., et que ce dernier ne se joignit pas à la procédure et ne formula aucune demande pour préjudice moral contre le requérant, ce qu’il aurait pu faire. La Cour observe à cet égard que les dispositions pertinentes du code pénal bulgare ont par la suite été modifiées et prévoient aujourd’hui que les insultes doivent dans tous les cas, sans exception, faire l’objet de poursuites privées.
La Cour juge également que, la remarque ayant été faite par le requérant dans le cadre d’un échange oral, et non par écrit, la réaction du procureur général et la condamnation qui s’ensuivit étaient disproportionnées. Elle rappelle que les personnes qui occupent des positions de pouvoir ne sauraient recourir à des poursuites pénales à la légère, particulièrement lorsque d’autres moyens existent pour répondre aux critiques injustifiées de leurs adversaires. Même si le droit interne permettait d’en imposer une plus lourde, la peine infligée au requérant constituait tout de même une sanction pénale, emportant comme telle inscription au casier judiciaire de l’intéressé.
La Cour conclut que la restriction imposée à la liberté d’expression du requérant n’avait pas pour objet de répondre à un besoin social impérieux et qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 10.