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02-06-2006

DISCOURS DU PREMIER MINISTRE GUY VERHOFSTADT PRONONCÉ DEVANT LE PARLEMENT EUROPÉEN


BRUXELLES, LE 31 MAI 2006.

Monsieur le Président, chers membres du Parlement européen,

Si je ne m'abuse, j'essuie les plâtres dans une série de débats que vous tenez à mener sur l'avenir de l'Europe avec les chefs de Gouvernement. J'en suis particulièrement flatté. Cette initiative témoigne en tout cas de l'engagement et de la ténacité du Parlement européen. Votre Parlement a déjà joué un rôle déterminant dans le cadre de la Convention. Je me réjouis que, par le biais de cette initiative, le Parlement européen assume de nouveau ses responsabilités pour tracer l'avenir de l'Europe.

Je ne peux entamer mon discours sur l'avenir de l'Union européenne sans d'abord rappeler à votre souvenir une date d'un passé récent : le 1er mai 2004. Un tournant dans l'histoire de l'Europe. Un véritable jour de fête pour l'Union européenne. Soixante ans après le partage des pouvoirs à Yalta, quarante-huit ans après la révolte hongroise, quarante-trois ans après l'érection du mur de la honte à Berlin, trente-cinq ans après le Printemps de Prague, cette journée a symbolisé "la véritable fin de la Seconde Guerre mondiale", selon les termes de notre collègue Bronislaw Geremek.

Je fais brièvement renaître le souvenir de cette journée parce qu'aujourd'hui, nombreux sont ceux qui semblent avoir la mémoire courte lorsqu'ils parlent de l'élargissement de l'Europe. L'Union aurait intégré les Etats satellites de l'ancienne Union soviétique avec une hâte excessive. L'Union se serait élargie trop vite. L'Union aurait également atteint ses limites naturelles ; elle aurait dépassé les limites de sa "capacité d'absorption". Mais que signifie "trop vite" pour des populations qui ont été dominées pendant près de cinquante ans. Que signifie "trop vite" pour des peuples que nous avons quasiment négligés jusqu'à ce qu'ils se libèrent du joug du communisme ? Et que représentent ces "frontières naturelles" ? Où, de grâce, se situent-elles alors que des villes européennes comme Belgrade ou Dubrovnik sont encore étrangères à l'Union européenne? Et de quelle "capacité d'absorption" parlons-nous ? Celle que nous construisons dans notre tête ou celle qui est dictée par notre portefeuille ?

Le message que je tiens à transmettre en ce début d'intervention est que l'on ne peut réfléchir à l'avenir de l'Union en termes de "soit", "soit". Soit l'"élargissement", soit l'"approfondissement". Soit la Turquie, soit la constitution. Le cours de l'histoire suivra une seule direction. L'Union doit poursuivre son élargissement. C'est la seule garantie pour une paix et une stabilité durables sur le vieux continent. La seule garantie que demain, la Bosnie ou le Kosovo, en bref l'ensemble des Balkans ne se retrouvent à feu et à sang. Le seul espoir que des pays comme l'Ukraine deviennent eux-aussi des démocraties stables.

Dans le même temps, l'Union doit poursuivre son approfondissement ; l'intégration européenne ne peut interrompre sa progression. Il faut, en tout cas, mettre un terme à la période d'immobilité qui sévit en Europe. L'arrêt constaté dans la progression de l'intégration européenne ne coïncide pas avec les résultats des référendums en France et aux Pays-Bas. Le citoyen est depuis longtemps conscient que l'Europe est en crise : en témoignent le désaccord sur la question de l'Irak, le non-respect du pacte de stabilité, les discussions sur les perspectives financières. J'ose encore ajouter à cette liste la stratégie de Lisbonne. Entendons-nous bien, je ne reproche rien aux objectifs de cette stratégie. Mais la méthode qui est suivie, ladite méthode de coordination ouverte est bien trop faible pour donner, après l'introduction convaincante de l'euro, une impulsion décisive à l'intégration européenne.

Il n'y a pas lieu de faire un choix entre l'approfondissement d'abord ou l'élargissement d'abord. Les deux sont indispensables. Il ne convient pas non plus de faire un choix entre l'Europe en tant que zone économique de libre-échange ou l'Europe sous les traits d'une entité politique. A ce niveau aussi, le cours de l'histoire suivra une seule direction. D'un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis d'Amérique, nous évoluons à un train d'enfer vers un monde multipolaire dans lequel des pays tels la Chine et l'Inde réclament à juste titre un rôle explicite. Si l'Europe veut encore compter dans ce nouvel ordre mondial sur les plans économique, politique ou militaire, l’union politique est sa seule issue. Aucun Etat membre, pas même un grand, ne peut avoir l'illusion de peser seul sur l'actualité mondiale. Mon illustre prédécesseur, Paul Henri Spaak, l'a, avec cynisme, formulé en ces termes : “L'Europe n'est encore composée que de petits pays. La seule distinction pertinente qui demeure réside dans le fait que certains pays le comprennent et que d'autres refusent encore toujours de le reconnaître.”.

En résumé, la question n'est pas de savoir si l'Union se muera en une entité plus fédérale et politique. La question est de savoir quand cela se produira ou, mieux encore, si cela se produira à temps.

Et c'est cette dernière question, celle de savoir si nous passerons le cap à temps, qui me fait douter pour l'instant. Le 29 mai et le 1er juin 2005, la réalisation d'une union politique européenne devait essuyer un revers avec les référendums en France et aux Pays-Bas. Le rejet d'une Constitution, qui, si elle était loin d'être idéale aurait tout de même pu se traduire par plus de démocratie, plus de transparence et un processus décisionnel plus efficace, a eu l'effet d'un coup de massue. Cette gifle provoquée par les deux référendums fut à ce point cinglante que l'on ignore encore si la Constitution y survivra. Les procédures de ratification ont néanmoins suivi leur cours. Et depuis lors, quinze pays ont approuvé la Constitution. Mais soyons honnêtes. Quelques Etats membres ont peut-être accueilli les “Non” français et néerlandais avec soulagement. Ils ont du moins renvoyé leur référendum aux calendes grecques. Quoi qu'il en soit, l'issue des deux référendums a semé la confusion en Europe. Une situation qui aujourd'hui, exactement un an après, n’a pas encore été résolue. Car soyons un peu honnêtes. La période de réflexion annoncée à cette époque  n'a rien ou presque rien donné. Plutôt que de faire résonner une explosion d'idées, l'avenir de l'Europe a, ces douze derniers mois, été entouré d'un silence assourdissant.

Ces dernières semaines, quelques nouvelles idées ont bien été suggérées. Mais je doute qu'elles fassent réellement avancer les choses. L'"Europe des projets", a par exemple été citée. Alors que c'est plutôt de l'inverse dont nous avons besoin : d'un "projet pour l'Europe". Ou encore l'idée de demander à chacun de prendre un nouvel engagement, de prêter un nouveau serment européen. Autre exemple : l'intention de sauver pour 2009 une partie du traité constitutionnel sans avoir la certitude que
celle-ci ne se heurtera pas une nouvelle fois à un "non", un "neen" ou un "nie".

Quoi qu'il en soit, dans quelques semaines, nous prolongerons la période de réflexion. Les élections en France et aux Pays-Bas, une présidence à venir. Nous devons attendre avant de trancher la question, c'est ce qu'on dit. Le fait de subordonner la date des négociations à la tenue d'élections dans l'un ou l'autre Etat membre ou au titulaire de la présidence du Conseil n'est pas pour moi la meilleure approche. Des élections nationales se profilent toujours quelque part. Et en attendant une présidence, l'on risque que plus personne ne discerne l'urgence de l'affaire. L’habitude. L’usure. Pourquoi devrions-nous encore faire pression sur l'avenir de l'Europe ? Cela fonctionne quand même, sans projet, sans constitution.

Je suis pour ma part convaincu qu'il est plus que grand temps d'entreprendre quelque chose. Et je tiens à en rappeler les raisons : la croissance économique en Europe accuse le coup, notre influence politique à l'échelle mondiale s'affaiblit et notre puissance militaire n'a pas le niveau.

Pour néanmoins discerner les actions à entreprendre, nous devons avant toute chose nous regarder attentivement dans le miroir. Et donner des réponses aux questions suivantes : pourquoi tant de citoyens se détournent-ils de l'Europe ? Quel est leur motif ? Quel est le problème en France et aux Pays-Bas?

D'après mes convictions, deux réponses ou explications principales sont à donner. La première est que nombre de leaders politiques dressent dans leur pays un triste tableau de l'Europe et ce, depuis un certain temps déjà. Lorsque les choses vont bien, les mérites en reviennent au seul pays. Lorsque par contre les choses tournent mal, l'on pointe à tous les coups le doigt sur l'Europe. Et il faut bien reconnaître que l'Europe est une victime consentante. Lorsqu'elle est la cible de critiques ou d'attaques, elle n'oppose jamais aucune riposte ni réaction. Même lorsque les inepties les plus grotesques sont débitées. Du type, Bruxelles abriterait une immense bureaucratie kafkaïenne. La vérité est que quelque vingt-quatre mille fonctionnaires travaillent au sein des institutions européennes. Ce chiffre est inférieur à celui du corps des fonctionnaires d'à peu près toutes les capitales européennes. L'Europe serait également un énorme gouffre financier. La vérité est que le budget de l'Union européenne est vingt fois inférieur à celui des Etats-Unis d'Amérique et même quarante fois plus petit que les montants additionnés de l'ensemble des autres autorités (nationales, régionales, locales). Chaque citoyen européen verse par semaine moins de cinq euros à l'Europe, ce qui ne représente qu’une partie de ce qu'il donne à ses autorités nationales, régionales et locales. Et, en échange de ces cinq euros, le citoyen jouit depuis des années, et certains depuis plus d'un demi-siècle, de la paix et de la prospérité. Mais comme nous le savons tous, les ragots sont plus tenaces que la vérité. D'autant plus lorsque ces ragots sont clamés à tort et à travers.

Mais il y a, selon moi, une deuxième raison plus décisive au désintérêt du citoyen. Il estime que l'Europe n’apporte pas de réponse ou qu’une réponse très lacunaire à ses nombreuses questions et préoccupations. En cette ère de mondialisation effrénée, il constate que le moteur européen crachote, que l'économie européenne suffoque. Le taux de chômage reste élevé. Les entreprises et les emplois émigrent vers l'(extrême) orient. On est toujours en attente d’une réponse européenne convaincante. La criminalité transfrontalière gagne du terrain. Et pourtant nous avons dû attendre que les Tours jumelles s'effondrent pour qu'un accord soit conclu sur le mandat d'arrêt européen. L'histoire se répète maintenant avec le brevet européen. Chacun sait que cet instrument est une nécessité absolue pour combler notre retard en matière de recherche et développement. Toutefois, malgré toutes les déclarations d'intention, cela risque de prendre encore des années.

Inutile donc de s'étonner que le citoyen européen décroche. Et soyons honnêtes, cela ne nous étonne pas non plus qu'il agisse ainsi. Nous ne savons que trop bien que l'Union telle qu'elle fonctionne actuellement n'est pas assez forte pour proposer des réponses efficaces et univoques. Et nous n'en connaissons que trop les raisons.

Tant que l'Europe n'empruntera pas définitivement la voie d'une véritable fédération où la règle de l'unanimité serait abolie ou du moins limitée au strict minimum, elle sera dénuée des outils lui permettant de faire face rapidement et énergiquement aux nouveaux défis. Une confédération reposant sur la méthode intergouvernementale et le principe de l'unanimité paralyse le processus décisionnel européen.

Cinquante ans après le lancement de l'Union, le temps est en effet venu d'opérer un choix définitif. Confédération ou fédération. Unanimité ou majorité qualifiée. Approche intergouvernementale ou communautaire. Un directoire dirigé par certains Etats membres ou une démocratie européenne renforcée soutenue par une Commission européenne active et un Parlement européen digne de ce nom.

Permettez-moi d'illustrer l'intérêt crucial de ce tournant en revenant au principal défi qui nous concerne, à savoir la modernisation de l'économie européenne. Les chiffres en disent long. La croissance moyenne du PIB en Europe a atteint 2,3 % ces dix dernières années. Aux Etats-Unis, ce chiffre s'élève à 3,3 %. En Europe, l'emploi total a augmenté au cours de cette période de 9 %. Aux Etats-Unis, cette hausse a atteint les 14 %. Dans les années quatre-vingts, le revenu par habitant en Europe et aux Etats-Unis était encore au même niveau. Aujourd'hui, le revenu européen est inférieur de trente pour cent à son pendant américain. Et je n'ai pas encore abordé le cas de la Chine, de l'Inde ou du Japon. L'année dernière, la Chine a enregistré une croissance économique de près de 10 %. Le déficit commercial de l'Union européenne avec la région asiatique est passé à une centaine de milliards d'euros. Et l'on s'attend à ce que ce déficit ne fasse qu'augmenter.

La réponse donnée à ce problème par l'Union européenne porte le nom de “stratégie de Lisbonne”. Les objectifs poursuivis par cette stratégie ne font, je le répète, pas l'ombre d'un doute. L'Europe doit se développer en "l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde”. Mais la méthode adoptée à cette fin, laquelle permet aux Etats membres de dessiner eux-mêmes la voie pour atteindre cet objectif, manque d'efficacité. Les faits démontrent que, dans bon nombre de domaines, nous sommes de moins en moins dans la course. Et la raison en est simple. La stratégie de Lisbonne a recours à ladite méthode ouverte de coordination, une forme d'approche intergouvernementale reposant principalement sur les "meilleures pratiques", le "benchmarking", l'"examen par les pairs”. Si l’on excepte la formulation de certains objectifs généraux, le rôle des institutions européennes se limite à l'élaboration de classements et de tableaux. C'est précisément le cas des rapports du World Competitiveness Centre (l'IMD) ou du World Economic Forum (WEF).

La seule différence entre les rapports de Lisbonne et ces rapports est que, dans le dernier cas, presque tous les pays européens sont en régression. Certains s'empresseront de dire que c'est indubitablement la conséquence de la valeur élevée de l'euro. Mais c'est surtout la conséquence d'un manque de réformes communes. En résumé, tandis que nous ambitionnons de rendre notre économie de la connaissance la plus compétitive au monde, notre compétitivité menace de s'amenuiser chaque jour.

La conclusion qui s'impose est donc claire comme le jour : la méthode intergouvernementale sans engagement qui constitue la base de la stratégie de Lisbonne ne fonctionne pas correctement. Nous avons par contre besoin d'une approche bien plus contraignante et communautaire. Une "social and economic governance" au sens propre du terme. Une politique socio-économique commune pour l'Europe dont l'Union trace les lignes directrices des réformes nécessaires. Ces réformes sont plus qu’indispensables si nous voulons à la fois faire face à la concurrence croissante des nouveaux pôles de croissance et garantir le modèle social dont nous sommes tellement fiers en Europe. Ces réformes exigent des interventions sur le plan de l’industrie, de l'innovation, de la recherche, de la fiscalité, mais aussi du marché du travail, de la constitution des pensions, de la sécurité sociale, des soins de santé, pour ne citer qu'eux.

La méthode qui doit être suivie ne peut se borner à une harmonisation aveugle, en d'autres termes, une uniformisation qui occulterait la diversité entre les Etats membres. Pas question de nier sans ambages les différences au niveau des us et coutumes. Non, ce pour quoi je plaide, c'est pour la mise en oeuvre d'une politique de convergence, une approche similaire à celle qui a porté ses fruits dans le pacte de croissance et de stabilité et qui a mené à l'introduction de l'euro. Contrairement à l'"harmonisation" qui se base sur des valeurs absolues, la "convergence" opte pour la fixation de minima et de maxima, de fourchettes, d'un cadre au sein duquel les différents Etats membres de l'Union doivent opérer et moderniser leur économie. Les maxima sont indispensables pour insuffler des réformes auprès des Etats membres. Les minima sont indispensables pour empêcher le dumping social. La convergence permet également aux différents Etats membres de suivre progressivement une évolution parallèle et à l'Union de retrouver sa compétitivité face aux autres régions de croissance du globe. A cette différence près que l’on évite une concurrence interne mortelle et que l’Union n’est pas contrainte de renoncer à sa composante sociale. Le citoyen européen redécouvrira pour sa part l'Union comme un partenaire solide, une fédération de peuples et de nations, cette fois capable d'apporter une réponse aux défis de la mondialisation.

En toute hypothèse, en renversant radicalement la barre de la stratégie de Lisbonne et en la renforçant grâce à une méthode plus contraignante explicitement communautaire, l'Union pourra renouer avec les succès du passé. Ni le marché interne, ni l'euro n'auraient en effet vu le jour sans un puissant moteur communautaire. Pour le marché interne, ce moteur prit la forme du principe de la reconnaissance mutuelle et de la majorité qualifiée tels que développés par M. Delors. L'euro, quant à lui, doit son introduction aux critères de Maastricht et aux normes du pacte de croissance et de stabilité.

Mesdames et Messieurs,

Si une nouvelle stratégie économique communautaire de ce type est hautement souhaitable pour l'Union, elle est indispensable, que dis-je, capitale, pour la zone euro. A terme, une monnaie commune et une Union monétaire sont vouées à s’éteindre si elles ne sont relayées par une approche commune des défis sociaux et économiques. En effet, un manque de réformes au niveau d'un seul pays aura inévitablement des répercussions négatives sur l’état de santé des autres pays, en d'autres termes de la zone entière. Si quelqu'un devait en douter, il suffit qu'il tente de s'imaginer les États-Unis d'Amérique avec une monnaie unique, le dollar, avec une banque centrale, le Federal Reserve Board, mais dont la politique socio-économique serait différente dans chacun des cinquante États. "Ingérable", tel serait notre jugement. Or, cette situation ingérable, nous la subissons aujourd'hui, au niveau de l'Union européenne ou du moins dans la zone euro.

C'est pourquoi je plaide depuis un certain temps pour que l'on prenne une initiative en vue de renforcer l'Eurogroupe. Et ce, non pour exclure qui que ce soit. Car, je le répète, si les vingt-cinq Etats membres pouvaient s’atteler à développer ensemble une nouvelle stratégie communautaire, j'accorderais certainement ma priorité à une telle approche conjointe. Mais si cela devait s'avérer impossible, ce que je crains chaque jour un peu plus, il est hors de question de ne rien entreprendre. Par ailleurs, lorsque je parle de l'Eurogroupe, je désigne non seulement les membres actuels de la zone euro mais aussi tous les pays qui ont été appelés par une clause conventionnelle à adhérer à la zone euro. En d’autres termes, personne n'est exclu.

A quoi pourrait ressembler un tel renforcement de la zone euro ? Je pense tant à un renforcement sur le plan des institutions que du contenu, tel (1) la préparation conjointe du conseil du printemps de l’UE, (2) la rédaction fréquente de rapports et de recommandations pour la zone euro au sein des institutions européennes, (3) la fixation de points de départ macroéconomiques communs lors de la confection des budgets nationaux, (4) l'élaboration de critères de convergence dans les matières sociales, fiscales ou économiques, (5) la convocation de réunions réunissant les ministres du travail, des affaires sociales et de la politique scientifique et (6) une représentation autonome dans les organismes financiers internationaux.

Mesdames et Messieurs,

Jusqu'à présent, j’ai presque exclusivement abordé les défis économiques qui se présentent à l'Union, or, dans nombre d'autres domaines, il nous faut non pas moins mais plus d'Europe. Ainsi, au niveau de la justice et de la sécurité, par exemple, nous devrions optimiser la lutte contre l'immigration illégale, la criminalité organisée et le terrorisme. Il est nécessaire de progresser dans des dossiers juridiques concrets auxquels est confronté le citoyen européen dans sa vie quotidienne. Je pense plus particulièrement aux conséquences liées aux mariages transfrontaliers, aux héritages, aux garanties minimales en matière de procédures judiciaires,… En matière de recherche et développement, je le répète, le brevet européen devient une nécessité urgente. Il en va de même pour une politique étrangère commune. Pour ce qui est de ce dernier point, il est toutefois essentiel de prendre conscience que seule une défense européenne peut nous approcher d'une telle politique étrangère commune. Mon expérience en 2003, peu avant le déclenchement de la guerre en Iraq, fut douloureuse mais instructive. A l’époque, il s'est avéré parfaitement impossible d'échanger des points de vue sur la crise irakienne au sein du Conseil européen. Divisés comme nous l'étions, nous préférions tous éviter de jouer cartes sur table. Bref, ce n'est que lorsque nous développerons des instruments communs, tels une armée européenne et une diplomatie européenne, que nous serons contraints d'annoncer la couleur ensemble... et à temps dans les situations de crise internationales.

Le développement d'une armée ou d'une défense européenne risque d'être perçu par certains Atlantiques comme un blasphème ou comme une négation de nos obligations transatlantiques. Or ça ne l'est point. Au 21ème siècle, l'OTAN passera probablement du statut d'alliance régionale de défense à celui de réseau de sécurité international, composé d'alliés et de partenaires. Dans le même temps, il y a fort à parier que l'on s'attaquera de manière toujours plus explicite aux questions de sécurité internationale dans le cadre d'une coopération internationale ainsi renouvelée, plutôt que de continuer à faire appel aux dites « coalitions of the willing ». Ces dernières ont le désavantage de se désagréger facilement à chaque changement de gouvernement. C'est au sein de ce nouveau "réseau sécuritaire international" qu'il y a lieu de développer et d’intégrer la défense européenne comme pilier européen autonome. Il va de soi que nombre de résistances devront être vaincues pour y parvenir. Dans le chef de certains Américains qui ne peuvent voir l'OTAN que comme une alliance de pays. Dans le chef de certains Européens qui continuent à considérer la défense européenne comme une proposition alternative, voire un concurrent pour l'OTAN. Mais ces résistances peuvent être surmontées. En témoignent les opérations européennes menées en Bosnie, en Macédoine ou au Congo.

Quoi qu'il en soit, la poursuite du développement de la défense européenne, censée fonctionner tant comme un organe autonome que comme un pilier de l'OTAN, est urgente et indispensable. Nous ne pouvons nous présenter comme la conscience morale du monde entier sans disposer d’un contrepoids militaire. Nous ne pouvons pas non plus demander sans cesse aux Américains de nous venir en aide dès que nous sommes confrontés à une guerre civile sur notre propre continent, comme ce fut le cas en Bosnie et au Kosovo.

Mesdames et Messieurs,

La question demeure : quid, dès lors, de la Constitution ? En théorie, différentes possibilités s’offrent bien entendu à nous. Nous pourrions opter pour le "statu quo", considérer que la constitution est à jamais perdue pour continuer à nous référer aux traités conclus à Nice ou auparavant. Ce serait continuer à vivre avec l'unanimité, les vétos, et peut-être alimenter l'immobilisme.

Nous pourrions aussi opter pour une approche "pick and choose" pour tâcher de sauver les éléments les plus séduisants de la constitution. Mais quels seraient ces éléments ? Chaque membre du Conseil accordera sa priorité. Pour les uns, ce sera l'épreuve de la subsidiarité. Pour les autres, l'élargissement des compétences du Parlement européen. Je vous laisse deviner. En fait, il est probable qu'au bout du compte, nous arrivions à une constitution quasiment identique. Quant à savoir si une ratification dans deux ou trois ans aurait alors plus de chances d'aboutir...

Nous pourrions aussi adopter une position "roll back" et voir les résultats des référendums comme un signal de la population signifiant en fait qu’elle veut moins d'Europe et qu’elle estime préférable de résumer le projet européen à une zone de libre-échange pure et simple. Ce serait une abdication, une forme de trahison, l’abandon de nos ambitions européennes allant à l’encontre du cours de l’histoire. Car, jusqu'à présent, l’unification européenne est un succès évident. Elle s’est révélée le meilleur remède contre la pauvreté, contre la dictature, contre la guerre. L’Europe a généré une paix durable, une protection sociale et une prospérité inouïe. Faisons donc taire les cyniques qui présentent l’Union comme une forme de nuisance.

D’un point de vue tant pratique que politique, une seule option se présente en réalité ; il s'agit de poursuivre la ratification de cette constitution. Non seulement chaque pays, mais aussi chaque citoyen de l’Union a le droit de se prononcer sur cette constitution. Devant les deux ‘non’ des Pays-Bas et de la France, se sont élevés quinze ‘oui’ de quinze autres États membres de l'Union. L’Europe cesserait d’être une démocratie si elle devait ne pas en tenir compte. Plus encore, j'estime que ceux qui, ces derniers mois, ont mis au frigo la ratification ont le devoir de lancer ou de reprendre le cours de la procédure de ratification.

C'est ce que nous avions d'ailleurs convenu. C'est pour cette raison que nous avons annexé à la constitution une déclaration spéciale, la déclaration 30. Elle reprend le passage suivant : « Si à l'issue d'un délai de deux ans à compter de la signature du traité établissant une Constitution pour l'Europe, les quatre cinquièmes des États membres ont ratifié ledit traité et qu'un ou plusieurs États membres ont rencontré des difficultés pour procéder à ladite ratification, le Conseil européen se saisit de la question». Bien, si tous les pays ne lancent pas une procédure de ratification, le contenu de cette déclaration s'avérera naturellement vide de sens et toute percée sera bloquée au Conseil européen.

Je pense par ailleurs que la ratification de quatre cinquièmes des Etats membres est loin d'être utopique, du moins si chaque pays prend ses responsabilités. Et si nous obtenons ce quorum, nous serons face à une situation fondamentalement nouvelle, laquelle ouvrira nécessairement de nouvelles perspectives. Car je ne peux me résoudre à croire que le Conseil se contentera simplement, dans ce cas, de passer à l'ordre du jour après avoir constaté que le nombre requis de ratifications n’a pas été atteint.

Toutefois, dans l'intervalle, que nous obtenions ou non ce quorum des quatre cinquièmes, aucun obstacle ne pourra empêcher une poursuite de l'intégration telle que je viens de la décrire. Que du contraire. Il serait bon d'ouvrir une deuxième voie parallèle à celle de la ratification. Une voie qui ne nécessite pas de modifications des traités. Un projet susceptible d'associer tous les pays désireux d'en faire partie.

En d’autres termes, ce pour quoi je plaide, c'est pour l'élaboration rapide d'une nouvelle stratégie, laquelle suivrait deux directions. D'une part, nous poursuivrions la voie de la ratification, de l'application intégrale et de la concrétisation de la déclaration 30 et d'autre part, sans qu’une modification de traité ne soit nécessaire, nous emprunterions la voie vers une nouvelle étape importante dans l'unification européenne. Cette stratégie à deux voies est la seule méthode pour donner une issue positive à la période d'insécurité actuelle qui, sinon, nous poursuivra pendant des années et surtout pour nous éviter de perdre du temps. Le temps est en effet la dernière chose que nous pouvons nous permettre de perdre.


Mesdames et Messieurs, 

Il y a cinquante-deux ans, la communauté européenne de défense échouait après qu'un "non" ait retenti dans l'Assemblée française. A cette époque aussi, la consternation était grande. Mais les dirigeants européens de l'époque ne se laissèrent pas décontenancer. Ils savaient parfaitement ce qu'ils avaient à faire. Ils n’avaient pas besoin de période de réflexion. Ni d’une consultation. Ni d'un sondage d'opinion. Ils négocièrent pendant deux ans en un lieu, Val-Duchesse, situé à peine à deux kilomètres d’ici. Ils partirent ensuite à Rome pour y signer un traité qui allait mener à la création de la Communauté économique européenne. Ils ont à l'époque mis définitivement l'Europe sur les rails.

C’est précisément de cela dont nous avons besoin aujourd’hui. Car la situation d'aujourd'hui n'est pas si différente de celle d'il y a
cinquante-deux ans. Aujourd'hui, une majorité de Français et de Néerlandais a marqué son opposition à la constitution. Aujourd'hui, pas question de nous laisser décontenancer. Aujourd'hui, le temps est venu de faire un grand pas en avant. Aujourd'hui encore, nous devons remettre l'Europe sur les rails.

Pourquoi n'avons-nous jusqu'à présent pas reproduit ce qui s'est fait il y cinquante-deux ans ? Quelles est la grande différence ? De quoi avons-nous besoin ? La réponse est simple : nous avons besoin de courage, de courage politique, ce même courage dont ont fait preuve en leur temps Jean Monnet, Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer, Max Kohnstamm, Paul-Henri Spaak et Robert Schumann, le courage de se redresser après une terrible mésaventure, de relever la tête et de continuer à avancer.

Je vous remercie.



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